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Courrier à:
CHARLES MICHEL, président du Conseil européen,
Conseil européen, Rue de la Loi 175, B-1048 Bruxelles, Belgique
URSULA VON DER LEYEN, présidente de la Commission européenne
Commission européenne, Rue de la Loi / Westraat B-1048 Bruxelles, Belgique
EMMANUEL MACRON, président du Conseil de l’Union Européenne
Palais de l’Élysée, 55 Rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris
Madame la Présidente, Messieurs les Présidents,
L’irruption de la guerre sur le continent européen a dévoilé la dépendance alarmante des économies européennes aux hydrocarbures russes. En dépit des annonces de transition énergétique des dernières années, les Etats membres de l’Union européenne demeurent très vulnérables aux importations d’énergies fossiles à bas coût et paraissent le découvrir brutalement ces dernières semaines. Plus douloureux encore, malgré la guerre brutale que livre Vladimir Poutine à l’Ukraine, les exportations de gaz continuent de rapporter au régime jusqu’à 700 millions de dollars par jour.
Les risques auxquels nous exposait cette situation de dépendance ont été largement documentés et dénoncés ces dernières années, aussi bien par les organisations de la société civile que par les mouvements écologistes. A plusieurs reprises, les écologistes ont pointé les effets d’annonce qui ne voyaient jamais, ou trop tard, leur traduction dans les faits ; les fautes consistant à laisser penser que nous pourrions longtemps reculer le moment de libérer nos économies de leur dépendance à ces approvisionnements extérieurs ; les contradictions entre la volonté d’affirmation d’un modèle européen leader mondial de la bataille climatique et le maintien, dans l’Union, de facilités et de rentes de situation sur les combustibles fossiles.
Avant toute chose, il est impensable que nos concitoyens européens souffrent d’une hausse des prix sans précédent pendant que les énergéticiens engrangent des bénéfices records. Nous demandons une taxe exceptionnelle sur les grandes entreprises du secteur de l’énergie, dont le produit doit être immédiatement redistribué aux citoyens européens et aux secteurs les plus touchés de notre économie. Le prix à payer pour les citoyens doit être plafonné.
Que l’Europe sorte enfin de la naïveté énergétique et stratégique est une bonne chose. Mais si nous voulons faire face, il est impératif de ne pas créer de nouvelles situations de dépendance pour demain. Il est essentiel que les États membres décident un embargo total sur les hydrocarbures russes. Le gaz, évidemment, mais aussi le pétrole et le charbon. Plus aucun opérateur européen ne doit signer de nouveau contrat de fourniture d’énergie avec la Russie.
Cette perspective doit être envisagée dans un cadre de coopération communautaire renforcée. Aucun de nos pays ne pourra sortir seul de cette crise. Faire face suppose d’être solidaires, mais aussi de s’accorder sur des objectifs et sur une stratégie qui dépassent l’évènement.
Dans l’urgence, il est essentiel de réduire nos besoins. Aucun plan n’est sérieux s’il ne s’appuie pas d’abord sur la sobriété et l’efficacité énergétique. La baisse de la vitesse autorisée sur les réseaux routiers et autoroutiers, la baisse de la température conseillée dans les foyers et dans les bâtiments publics, l’isolation systématique des équipements de chauffage d’eau sont autant de gisements d’économie. Les États membres doivent rapidement encourager aux changements dans les usages, aussi bien pour les particuliers que pour les entreprises et les administrations, pour lesquelles le potentiel d’économies est évidemment plus important. Également dans l’objectif de réduire les consommations, la Commission, en concertation avec les États, devra rapidement établir une liste des industries essentielles dont l’approvisionnement sera prioritaire et encourager très vivement l’ensemble des secteurs de production à réduire leurs consommations énergétiques - y compris intermédiaires. Les filières du BTP devront être mobilisées pour conduire en première priorité des travaux d’efficacité et de rénovation thermique sur les bâtiments chauffés au gaz. Les États membres doivent interdire immédiatement toute nouvelle installation de chaudières à gaz ou au fioul. Dans le bâtiment, un plan pluriannuel devra fixer des objectifs plus ambitieux que ce que prévoient actuellement les éventuelles réglementations nationales.
S’agissant des besoins restant à satisfaire, la Commission doit se constituer rapidement en “acheteur unique européen”, pour assurer à la fois la couverture des besoins des États membres et le maintien de leur solidarité. Rien ne serait pire qu’assister au spectacle d’États se livrant à de désolantes surenchères sur le gaz ou le pétrole comme ils l’ont fait sur les masques dans les premiers mois de la pandémie. Au delà des annonces de ce mardi sur les obligations de stockage, et s’il est essentiel de poursuivre les efforts de gestion commune des réserves, il est impératif de conditionner toute intervention de l’UE à des mesures drastiques de sobriété d’usage : il serait incompréhensible de soutenir sur fonds publics européens des États membres qui n’engageraient pas des efforts substantiels de réduction de leurs consommations.
Le déploiement des énergies renouvelables doit, de toute évidence, être accéléré. La France est le seul État à ne pas avoir tenu ses objectifs sur les énergies renouvelables. La Commission doit veiller à ce que ces retards soient très vite rattrapés, notamment en allégeant les contraintes réglementaires qui pèsent sur les installations, en vue de libérer rapidement les projets en cours d’instruction. Au-delà, et comme pour les objectifs de rénovation thermique, l’Union et les États membres, dans leurs champs de compétences respectifs, doivent engager des plans d’investissement massifs sur le développement de parcs solaire et éolien, le stockage intersaisonnier et la production de biogaz. Cela implique également de libérer les capacités d’investissement public en prorogeant la suspension du pacte de stabilité et en lançant un plan d’investissement européen de 1000 milliards d’euros financé par un emprunt européen commun
Enfin, l’accompagnement des ménages les plus vulnérables à l’inflation des prix est une condition impérative à la résilience collective du continent. Le poids des dépenses énergétiques contraintes atteint déjà des proportions considérables pour les budgets les plus modestes dans toute l’Union européenne. Même si les dispositions particulières de compensation ou d’intervention relèvent des États membres, la Commission devra veiller à ce que les États proposent effectivement des réponses à la hauteur. Ce qui est en jeu, c’est la cohésion de nos sociétés, qui pourrait être frappée de graves risques de déstabilisation.
A moyen et long terme, les réponses permettant d’assurer la sécurité et l’autonomie énergétique de l’Europe sont identifiées. Elles ont été documentées par de nombreux travaux, qu’ils viennent d’organismes de recherche ou d’organisations de la société civile. Elles ont été défendues avec constance par les écologistes européens. Dans la crise violente qui frappe le continent, toutes les familles politiques admettent désormais la robustesse de ces solutions. Il s’agit maintenant de les déployer beaucoup plus vite que prévu. Car faute d’avoir voulu anticiper, c’est aujourd’hui la situation qui décide pour nous des mesures à engager.
S’adapter durablement à ce nouvel état du monde, tirer des leçons des erreurs passées suppose d’abord de ne pas les reproduire.
De ce point de vue, le débat européen sur la taxonomie doit être entièrement repris : ni le gaz, dont on voit dans quelle situation il nous place, ni le nucléaire, dont les coûts, les délais et les risques notamment en cas de conflit pèsent en sa défaveur, ne peuvent être sérieusement considérés comme des énergies “de transition”. Nous avons, au contraire, impérativement besoin de porter tous nos efforts - budgétaires, politiques, industriels - sur l’efficacité énergétique et les renouvelables. Chaque euro consacré à perpétuer les solutions d’hier est un euro gaspillé. Les annonces de la Commission ce mardi ne sont pas rassurantes sur ce point : en évoquant l’ouverture de nouvelles infrastructures gazières, elles perpétuent le modèle fossile à l’origine de nos lourdes difficultés.
Tirer des leçons des erreurs passées, c’est également revoir très profondément le modèle agricole européen. La libéralisation globale des échanges et l’orientation exportatrice de filières de production sont non seulement incompatibles à long terme avec les enjeux du climat et de la souveraineté alimentaire, ils s’avèrent insoutenables à très court terme dans un contexte de prix hauts de l’énergie.
Notre “puissance agricole” est un colosse aux pieds d’argile, dépendant des importations d’engrais et de pesticides de synthèse, d’aliments pour l’élevage et de consommations d’énergie importantes. Faire face à la situation, c’est affronter ces fragilités avec lucidité. La proposition, évoquée par la Commission et par la France, de mettre en culture les espaces écologiques et les terres en jachère n’est pas admissible. C’est une proposition non seulement inutile à court terme, mais désastreuse à long terme. Le risque, c’est que de telles mesures finissent par constituer moins une exception qu’une règle.
Or, cette crise doit nous inviter à refuser les facilités, ces idées qui semblent des solutions mais n’en sont pas. Il faut bien entendu contenir la hausse des prix du blé et prévenir des déstabilisations majeures dans un certain nombre de pays dont les populations ne pourraient tolérer de nouvelles augmentations. Cela passe par l’interdiction immédiate, à l’échelle européenne, des usages non-alimentaires des productions agricoles (agrocarburants) et l’instauration d’un corridor pour libérer les 9 millions de tonnes de maïs et 6-7 millions de tonnes de blé encore stockées dans les ports ukrainiens. Enfin, la transparence et la mobilisation doivent être faites sur les stocks privés européens de céréales afin qu’ils soient réintroduits sur les marchés. Moins que jamais, les spéculations sur la production alimentaire ne sauraient être tolérées. Il y a urgence à prendre des mesures pour faire baisser les cours de prix des céréales.
L’agression russe nous a fait basculer dans un nouvel ordre du monde, qui requiert des responsables publics de l’imagination et de l’audace. Dans les prochains mois, il ne s’agira plus seulement d’écrire des plans ou des scénarios, mais de les mettre en œuvre beaucoup plus rapidement qu’il n'était jusqu’alors envisagé. Dans cet esprit, la puissance publique, à l’échelle européenne et dans chacun des Etats membres, doit retrouver toute sa force de pilotage.
Les grandes décisions politiques, celles qui engagent un changement profond d’ère politique et dessinent le futur à l’échelle de générations entières, surviennent parfois dans les moments de crise. Les Européens le savent parfaitement. Après la crise de 1929 et le traumatisme qu’elle a entraîné, le New Deal a constitué, aux États-Unis, le socle de politiques publiques de régulation par la puissance publique permettant de limiter les risques de déstabilisation sociale induits par le marché. Ce qui est devant nous, c’est l’ardente obligation d’un Plan européen de sortie des fossiles, d’une définition renouvelée de l’autonomie alimentaire, en complément d’une politique de défense enfin effective, en quelques années.
Nous sommes dans notre histoire, aujourd’hui en Europe, à l’un de ces moments où nos choix ne peuvent plus être déterminés par des réponses anciennes ; l’un de ces moments où il faut revenir aux questions elles-mêmes et y apporter des réponses neuves.